par Emmanuel Carrere Ledernier des possedes
Delinquant juvenile en Ukraine, poete underground sous Brejnev, loser magnifique a New York, romancier un temps adoube par Saint-Germain-des-Pres, mercenaire en Serbie, chef de parti emprisonne sous Poutine, Edouard Limonov est, pour le meilleur et pour le pire, un des derniers opposants au pays de l'homme de fer. Portrait d'un aventurier, et de la Russie reelle.
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J'ai connu Limonov a Paris ou il a debarque en 1980, precede par le succes de scandale de son premier roman, Le poete russe prefere les grands negres. Expulse de l'Union sovietique brejnevienne, il avait passe cinq ans a New York, dans une deche qu'il racontait avec splendeur : petits boulots, welfare, survie au jour le jour dans un hotel sordide et parfois dans la rue, coucheries hetero et homosexuelles, bitures, rapines, bagarres, cela pouvait faire penser, pour la violence et la rage, a la derive urbaine de De Niro dans Taxi Driver et, pour l'elan vital, aux romans d'Henry Miller dont Limonov avait le cuir coriace, le rire inoxydable, l'allegresse cannibale. Ce n'etait pas rien, ce livre, et son auteur, quand on le rencontrait, ne decevait pas. On etait habitue, dans ces annees-la, a ce que les dissidents sovietiques soient des barbus graves et mal habilles, habitant de petits appartements remplis de livres et d'icones ou ils passaient des nuits entieres a parler du salut du monde par l'orthodoxie, on se retrouvait devant un type de trente-cinq ans, beau gosse, ruse, marrant, qui avait l'air d'un marin en bordee et derriere ses curieuses petites lunettes d'intellectuel regardait le monde avec l'?il a la fois myope et arrogant d'une rock star. On etait en pleine vague punk, son heros avoue etait Johnny Rotten, il ne se genait pas pour traiter Joseph Brodsky de vieux con. C'etait rafraichissant, cette dissidence new wave, et Limonov a son arrivee a ete la coqueluche du petit monde litteraire parisien. C'aurait pu ne durer qu'une saison, mais le voyou de charme avait plus d'un tour dans son sac et, bon an mal an, en multipliant les editeurs pour ecouler sa production, il a vecu de sa plume pendant dix ans. Ce n'etait pas un auteur de fictions, il ne savait que raconter sa vie, mais elle etait interessante et il la racontait bien, dans un style simple, direct, concret, sans chichis litteraires, avec l'energie d'un Jack London russe. On a eu droit ainsi a la suite de ses experiences americaines dans Journal d'un rate («Si Charles Manson ou Lee Harvey Oswald avaient ecrit un livre, prevenait la quatrieme de couverture, il ressemblerait a celui-ci.») et Histoire de son serviteur (Limonov valet de chambre d'un milliardaire, un grand cru), a ses souvenirs d'enfant de sous-officier de l'Armee rouge dans la banlieue de Kharkov, en Ukraine, puis de delinquant juvenile, puis de poete underground. Il parlait de cette epoque et de l'Union sovietique avec une nostalgie narquoise, comme d'un paradis pour hooligans degourdis, et il n'etait pas rare qu'en fin de diner, alors que tout le monde etait bourre sauf lui, car il tient prodigieusement l'alcool, il fasse l'eloge de Joseph Staline, ce qu'on mettait sur le compte de son gout pour la provocation. Il ecrivait dans L'idiot international, le journal de Jean-Edern Hallier, qui n'etait pas blanc-bleu ideologiquement, mais rassemblait des gens libres et brillants. Il avait un succes incroyable avec les filles. C'etait le barbare prefere de tout le monde. Au debut des annees 90, les choses ont commence a se gater. Il disparaissait pour de longs voyages dans les Balkans, aux cotes des troupes serbes, et on l'a vu un jour dans un documentaire de la BBC, pendant le siege de Sarajevo, parlant poesie avec Radovan Karadzic et tirant a la mitrailleuse sur la ville. Il est retourne ensuite en Russie, ou il a fonde un parti politique qui portait le nom engageant de Parti national-bolchevik et, pour ce qu'on en savait, s'apparentait a une milice de skinheads. Notre aimable compagnon etait, dans notre cercle, devenu gravement tricard et je n'ai pas le souvenir, dans les dix annees qui ont suivi, d'avoir reparle ou entendu reparler de lui. En 2001, on a appris qu'il etait arrete, juge, emprisonne pour des raisons assez obscures, ou il etait question de trafic d'armes et de tentative de coup d'Etat au Kazakhstan. Une petition de soutien a circule dans les milieux intellectuels francais, et on s'est d'autant moins precipite pour la signer qu'elle emanait de milieux ou se publiaient egalement des ouvrages comme La France LICRAtisee ou Ratko Mladic, criminel ou heros? C'etait l'epoque ou, pour ma part, j'ai commence a aller souvent en Russie. J'y ai achete un jour un livre recent de Limonov, traduit nulle part sauf sans doute en Serbie, qui s'appelait Anatomie du heros et contenait un cahier de photos ou le heros en question, generalement vetu d'un treillis militaire, posait en compagnie de Karadzic, Arkan, Le Pen, Bob Denard et quelques autres humanistes. L'affaire paraissait claire, classee et sans appel, ca ne m'empechait pas d'etre intrigue par le destin de ce type si talentueux, si seduisant, si libre, et qui se retrouvait la.
J'ai eu envie d'aller y voir de plus pres
J'avais l'impression vague que ce destin racontait quelque chose sur la folie du monde, pas seulement celle de la Russie, mais je ne savais pas quoi au juste. Puis il y a eu, l'annee derniere, l'assassinat d'Anna Politkovskaia. Je suis alle a Moscou faire un reportage. J'ai lu ses livres et ses articles. Peu avant sa mort, elle a suivi le proces de trente-neuf nasboly, comme on appelle ici les militants nationaux-bolcheviks, accuses d'avoir envahi et vandalise le siege de l'administration presidentielle aux cris de «Poutine, va-t-en». Pour ces crimes, ils ont ecope de lourdes peines de prison et Politkovskaia, sans manquer de souligner ce qui la separe de Limonov, prenait clairement leur defense : les nasboly etaient a ses yeux des heros du combat democratique en Russie. Au cours de ce reportage, j'ai rencontre aussi une fille remarquable, Marina Litvinovitch, qui, ayant commence comme conseillere en communication du president Poutine, et bien partie pour une eclatante carriere dans les cercles du pouvoir, a vire sa cuti apres le massacre de Beslan pour passer au service de Gary Kasparov, l'ex-champion du monde d'echecs qui essaie aujourd'hui de federer les forces d'opposition anti-Poutine. Or, cette Marina si politiquement irreprochable parlait de Limonov et des siens avec respect, comme de gens courageux, integres, seuls ou presque a donner un peu confiance dans l'avenir du pays. Quelque chose, apparemment, avait change, peut-etre pas Limonov lui-meme mais la facon dont il etait percu et quand j'ai appris que se formait sous le nom de Drougaia Rossia, l'autre Russie, une coalition composee de Kasparov, Limonov et Mikhail Kassionov (soit un champion d'echecs, un ecrivain punk et un ancien premier ministre de Poutine : drole d'attelage), j'ai eu envie d'aller y voir de plus pres. J'ai mis un peu de temps a remonter la piste, mais quand je l'ai eu au telephone, il a accepte sans probleme que je vienne passer deux semaines a ses cotes : sauf, bien sur, a-t-il ajoute, si je suis en prison.
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Deux jeunes costauds au crane rase, vetus de noir, tres polis, viennent me chercher pour me conduire a leur chef. On traverse Moscou dans une Volga noire aux vitres fumees — la voiture type du FSB, plaisante le conducteur — et je m'attendrais presque a ce qu'on me bande les yeux, mais non, ils se contentent d'inspecter rapidement la cour de l'immeuble avant de sortir, puis la cage d'escalier, le palier enfin, donnant sur un petit appartement sombre, meuble comme un squat, ou deux autres cranes rases tuent le temps en fumant des cigarettes. Edouard, me dit-on, se partage entre trois ou quatre lieux dans Moscou, en change aussi souvent que possible, s'interdit les horaires reguliers et ne fait jamais un pas sans au moins deux gardes du corps — des militants de son parti. Il sort d'une piece, en jean et pull a col roule noirs. Est-ce qu'il a change? Pas change? Pas change : toujours mince, la peau lisse et mate de Mongol, le ventre plat, la silhouette d'adolescent ; change parce qu'il porte desormais moustache et barbichette, qui avec les lunettes et la criniere grisonnante me font tout a coup penser a un passage du Journal d'un rate que j'ai relu dans l'avion et recopie dans mon carnet : «Il fait bon, par un mois de mai remarquablement doux et humide, etre president de la Tcheka d'Odessa, debout sur le balcon face a la mer, barbiche et veste de cuir, rajustant son pince-nez avant de regagner les profondeurs de la piece et d'entamer l'interrogatoire de la princesse N., compromise dans un complot contre-revolutionnaire, celebre pour son exceptionnelle beaute, agee de 22 ans.» Et ceci encore, tant que j'y suis : «Je reve d'une insurrection violente a la Pougatchev ou a la Stenka Razine. Je ne deviendrai jamais Nabokov, je ne courrai jamais apres les papillons dans les prairies suisses, sur des jambes anglophones et poilues. Donnez-moi un million et j'acheterai des armes et je susciterai un soulevement dans n'importe quel pays.» C'etait le film qu'il se faisait a trente ans, emigre largue sur le pave de New York, et maintenant, trente ans plus tard, voila : il est dans le film. C'est bien cela, Edouard Veniaminovitch? Il rit. La glace est rompue. Il marche de long en large, a grands pas, dans la piece aux rideaux tires, tapissee de photos ou on le voit avec des militaires dont quelques-uns au moins doivent etre recherches par la Cour de La Haye. C'est son nouveau role : le revolutionnaire professionnel, le technicien de la guerilla urbaine, Lenine dans son wagon blinde. Planques, garde rapprochee, ivresse de la clandestinite et du risque — qui est reel, car en plus de se faire foutre en prison il a ete plusieurs fois severement agresse. Par qui? Qui lui en veut, au juste?
Tout ca, vous l'avez bien ecrit?
Si vous voulez des menaces recentes, dit-il, regardez ca, et il me montre une interview recemment donnee par Andrei Lougovoi a la Komsomolskaya Pravda. Je demande ici un peu d'attention. Lougovoi est cet ancien officier du FSB qu'on soupconne fortement d'avoir organise l'empoisonnement au polonium de Litvinenko, lui aussi ancien du FSB mais passe, a Londres, au service de l'ex-oligarque et ennemi jure de Poutine Boris Berezovski. Lougovoi, que la Russie refuse d'extrader, s'y repand en declarations d'ou il ressort, premierement qu'il n'est pour rien dans le meurtre de Litvinenko, deuxiemement qu'il sait qui y est pour quelque chose : Berezovski lui-meme, qui n'a pas hesite a faire tuer un de ses hommes pour qu'on en accuse le Kremlin. Et cette operation de destabilisation, poursuit Lougovoi, ne fait que commencer. Il y a une liste d'hommes a abattre, en tete de laquelle figure «l'opposant d'extreme gauche» Edouard Limonov. Il me semble qu'on nage en plein James Bond, mais qui sait? De toute facon, il y a moins tordu, plus concret. Il y a cette milice de jeunes poutiniens qui s'appellent les nachy : les notres. Entre nasboly et nachy, c'est la guerre. Le probleme, c'est que chaque fois qu'il y a de la baston, ce sont les nasboly qu'on arrete, juge et emprisonne, et les nachy s'en tirent sans etre inquietes, au contraire. Et ils ne se contentent pas de cogner, ils font aussi campagne contre lui. Des rayonnages ou ils voisinent avec des ecrits situationnistes et kominterniens, il sort une brassee de brochures luxueusement imprimees, beaucoup mieux que son journal a lui. Je les parcours, et plus tard les etudierai en detail. Ce sont des pamphlets qui le presentent comme le dangereux promoteur d'un «fascisme glamour», photos et citations a l'appui. Les photos, ou on voit un petit Limonov couve d'un regard tendre par Adolf Hitler, me semblent par exces de malhonnetete manquer leur cible. Les citations, en revanche… On peut toujours dire qu'elles sont tripatouillees, mais j'ai lu, moi, Anato-mie du heros, ou s'etalent, noir sur blanc, les eloges des «trois grands partis du XXe siecle» : fascisme, communisme et nazisme et, meme s'il est concede qu'Hitler est admirable pour sa strategie de conquete du pouvoir, qu'il a ensuite commis des «erreurs», il est difficile de ne pas trouver ca accablant. Je lui dis : mais tout ca, vous l'avez bien ecrit? Il hausse les epaules : des conneries, vieilles d'il y a dix ans, vraiment pas de quoi s'exciter. Et surtout, comme ceux qui le traitent de fasciste sont les sbires de Poutine, il a beau jeu de dire : c'est qui, les fascistes? Qui les persecuteurs, qui les persecutes? Qui abuse du pouvoir et qui va en prison? Je ne vais pas tarder a me rendre compte que l'argument, ici, a son poids.
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J'imaginais quoi, au juste? Un desperado au bout du rouleau, des meetings de paumes au fond d'arriere-salles banlieusardes? C'est rate : il ne mange plus de ce pain-la, ne porte plus de treillis militaire, fait attention a ne pas dire n'importe quoi. Il ne va plus qu'aux reunions importantes, comme cette conference de presse qu'il tient avec Kasparov, ce matin, a la Maison des journalistes. L'ancien champion d'echecs est massif, chaleureux, tres humain. Lui, a ses cotes, en veston et cravate, un petit cartable a la main, fait plus intellectuel qu'aventurier et meme, je trouve, un peu tchinovnik, comme on appelait sous l'Empire les ronds-de-cuir. L'ex-premier ministre Kassyanov, en principe troisieme membre de la troika, n'est pas la, en revanche il y a Lev Ponomarev, le grand manitou de la defense des droits de l'homme en Russie qui, comme Politkovskaia, a depuis quelques annees pris fait et cause pour les nationaux-bolcheviks. Les journalistes russes et etrangers, venus assez nombreux, considerent cette heteroclite brochette de democrates avec une bienveillance un peu lasse. Ils ont deja fait des papiers sur eux, ce n'est pas un grand sujet. Tout le monde sait tres bien qu'ils n'ont aucune chance, aucun poids politique, aucune implantation dans le pays, que leur esperance la plus folle n'est pas de remporter les elections parlementaires de decembre, ne parlons meme pas de la presidentielle de mars 2008, mais simplement de pouvoir y participer, de faire un tout petit peu entendre leur voix. Tout le monde sait tres bien qu'ils n'ont aucun programme, que si un coup de baguette magique les portait au pouvoir ils ne seraient d'accord sur rien — et je pense pour ma part qu'au bout de huit jours Limonov serait deja dans la rue a manifester contre ses anciens camarades, a moins qu'il ne les ait tous fait fusiller. On les ecoute donc, patiemment, exposer leurs deboires : reservations de salles pour leurs meetings annulees a la derniere minute, livre de Kasparov que l'editeur lanterne a publier, batons dans les roues en tous genres. Je pense a ce que me disait hier mon ami Pavel : cette histoire d'opposition en Russie, c'est comme vouloir roquer quand on joue aux dames, ce n'est pas prevu par la regle du jeu, ca n'a aucun sens, tous ces types sont des guignols.
Des histoires miteuses devenues la grande Histoire
Je m'ennuie un peu, je feuillette mon carnet et retombe sur une citation du Journal d'un rate : «J'ai pris le parti du mal : des feuilles de chou, des tracts roneotes, departis qui n'ont aucune chance. J'aime les meetings politiques ne reunissant qu'une poignee de gens et la cacophonie des musiciens incapables. Et je hais les orchestres symphoniques, si j'avais un jour le pouvoir j'egorgerais tous les violonistes et les violoncellistes.» Je le regarde ecouter Kasparov. Ronger son frein. Effiler les pointes de sa moustache d'un geste qui ressemble a un tic, et qui me deplait. Je me demande ce qu'il pense, ce qu'il espere. Est-ce qu'il y croit? Est-ce que ca l'amuse, de jouer pour un temps ce role d'homme politique a peu pres respectable, lui l'outlaw, le chien enrage? Est-ce une ruse tactique? J'ai achete hier et commence a lire un de ses livres ecrits en prison : son autobiographie politique. Il y raconte la fondation de son parti, les premieres recrues, les galeres, les congres, les scissions, les persecutions, et on se dit en le lisant que tout cela est a la fois heroique et derisoire, mais aussi que ses modeles, communiste et fasciste, ont commence comme ca, que les gens raisonnables y croyaient aussi peu et qu'un jour ca a pris, que contre toute attente ces histoires de revolutionnaires obscurs, miteux, voues aux vaines palabres, sont devenues la grande Histoire. Voila ce qu'il doit se raconter. Et, apres tout, qui sait?
Dans la voiture, en revenant de la conference de presse, on ecoute la radio qui en rend brievement compte. Le parti DrougaiaRossia, resume le journaliste sans ironie, envisage de poursuivre en justice le directeur de salle qui les a plantes. Limonov secoue la tete, mecontent : c'etait idiot, de dire ca, ensuite c'est la seule chose que les journalistes retiennent et ca fait passer le parti pour une bande de minables, des types dont l'action politique consiste a poursuivre en justice des directeurs de salles. Lui, en quinze ans de lutte, il a appris quoi dire et ne pas dire. Il est froid et ruse, fier d'etre froid et ruse. Pas comme ce pauvre Kasparov, «qui reagit toujours de facon trop emotionnelle». Champion du monde d'echecs, mais trop emotionnel. Sacre Edouard.
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La conference de presse ne m'a pas fait tres forte impression, mais je me rends compte jour apres jour que, s'il est grille en Occident, dans son pays Limonov a la cote. C'est meme une star. Ce que je vais rapporter maintenant n'a aucune valeur statistique, mais quand meme. En deux semaines, j'ai fait le compte, j'ai parle de lui avec plus de trente personnes, aussi bien les inconnus dont je requisitionnais la voiture, puisque tout un chacun a Moscou fait le taxi sauvage, que des amis appartenant a ce qu'on pourrait, avec beaucoup de precautions, appeler les bobos russes : artistes, journalistes, editeurs, se meublant chez Ikea et lisant l'edition russe de Elle. Tout, sauf des excites. Personne ne m'a dit un mot contre lui et, chez les bobos, on reagissait comme si j'etais venu interviewer a la fois Houelle-becq, Lou Reed et Besancenot. Deux semaines avec Limonov, quelle chance tu as. Je disais : mais quand meme, rien que ce nom, Parti national-bolchevik, ca ne vous gene pas? Et leur drapeau, qui copie le drapeau nazi, sauf que dans le cercle blanc sur fond rouge, au lieu de la croix gammee, il y a la faucille et le marteau? Et les cranes rases, les tetes de morts sur les brassards? Mes interlocuteurs haussaient les epaules, me trouvaient bien chochotte. Des mome-ries, pas de quoi fouetter un chat, et puis les humanistes aux mains pures, il y en a tant qu'on veut mais ce sont des trouillards, alors que les nasboly payent de leur personne, ils vont en taule pour leurs idees.
Casse-tete dans un champ de mines
J'ai accompagne Limonov a la soiree de la chaine de tele Echo de Moscou, qui est l'evenement mondain de la rentree, quelque chose comme la fete de Canal+. Il y est venu avec ses gardes du corps, mais aussi sa femme, Ekaterina Volkova, une jeune actrice a succes : ravissante, sympathique, cool au possible, pour continuer le petit jeu des equivalences approximatives je dirais que c'est la Cecile de France locale. Dans le gratin politico-mediatique qui se pressait a cette soiree, personne n'a ete plus photographie et fete quede couple Limonov, auquel la presse people consacre des articles enamoures et tres clairement nasbol friendly. Ekaterina, dans ses interviews, raconte avec une fraicheur ingenue qu'avant de rencontrer Edouard Veniaminovitch elle ne s'interessait pas a la politique, mais que maintenant elle a compris : la Russie est un Etat totalitaire, il faut lutter pour la liberte, participer aux marches du desaccord, ce qu'elle fait aussi serieusement que ses seminaires de yoga. (Si totalitaire que soit l'Etat, cela dit, de telles declarations ne lui causent apparemment pas plus de tort qu'aux vedettes d'Hollywood leurs prises de position anti-Bush. Il suffit d'imaginer ce qui se serait passe sous Staline ou meme sous Brejnev dans l'hypothese de toute facon invraisemblable ou des propos pareils auraient pu etre imprimes pour relativiser un tant soit peu la dictature poutinienne.) Dans un autre registre : on a recemment demande a une quinzaine d'ecrivains russes en vue qui parmi leurs collegues comptait a leurs yeux, dix ont mis Limonov en tete — et quand on a pose la meme question a Houellebecq, justement, et a Beigbeder, qui sont les deux auteurs francais les plus populaires en Russie, ils ont repondu la meme chose : Limonov, Limonov, ils ne connaissaient que lui, ce qui a confirme l'opinion generale. Pendant qu'il etait en prison, un ecrivain qui monte, Serguei Chargounov, a recu d'une fondation americaine un prix litteraire important, 10.000 dollars, qu'il a par solidarite publiquement verses a Limonov. Ce Chargounov est aujourd'hui chef de la jeunesse du parti Spravedlivaia Rossia, opposition bidon et agreee par le Kremlin. Je livre ces quelques exemples, en vrac, pour donner une idee de l'ahurissante confusion qui regne dans ce pays en matiere de clivages ideologiques, et d'ailleurs dans toutes les matieres. Ca n'a pas l'air de poser trop de problemes aux Russes, mais pour un Occidental, le statut de quelqu'un comme Limonov est un casse-tete, un champ de mines — que j'ai essaye de deminer en compagnie de Zakhar Prilepine.
5
Zakhar Prilepine a trente-trois ans. Il vit avec sa femme et ses trois enfants a Nijni-Novgorod, ou il exerce le metier de journaliste. Il a ecrit trois livres de fiction, qui lui ont valu une nomination sur la shortlist du Booker Prize russe, des ventes appreciables et une reputation qui est en train de passer de la case jeune espoir a la case valeur sure. Son premier roman traitait de la Tchetchenie, ou il a ete soldat, le second, a paraitre en France l'annee prochaine, des doutes et des errances d'un jeune gars de province qui croit donner un sens a sa vie engluee en entrant au Parti national-bolchevik. C'est un livre compose a partir de l'experience de l'auteur et d'amis de son age, car notre Prilepine est depuis pres de dix ans un nasbol convaincu. Il en a la degaine : costaud, boule a zero, vetements noirs, Doc Martens aux pieds, et avec ca la douceur incarnee. Il faut se mefier, je sais, mais apres quelques heures avec lui je mets ma main au feu que Zakhar Prilepine est un type bien : honnete, courageux, tolerant, le genre qui regarde la vie comme il vous regarde, droit dans les yeux, et pas pour affronter mais pour comprendre, autant que possible aimer. Le contraire de la brute fasciste, le contraire aussi du dandy decadent qui trouve sexy l'imagerie nazie ou stalinienne. Or voici ce qu'il raconte : lui, parce qu'il est un lecteur avide, un connaisseur autodidacte des recoins les moins frequentes de la litterature russe, a connu Limonov par ses livres. Il est tombe dessus par hasard, c'a ete la rencontre litteraire de sa vie : quelqu'un qui avait vecu tellement de choses, avec un tel courage, et qui les rapportait avec cette liberte, ce naturel ; quelqu'un qui osait tout ; un heros, un modele.
Leur truc a eux
Mais la plupart de ses copains, ce qu'ils ont connu d'abord, c'est Limonka, le journal de Limonov, dont le titre fait bien sur reference a son nom, mais veut aussi dire : la grenade. J'en ai feuillete quelques anciens numeros. Cela tient de L'idiot international (ou Limonov s'est fait son idee du journalisme), d'Hara-Kiri, de la presse underground americaine. C'est terriblement trash. Il y est moins question de politique que de rock et de style de vie. Le style/uckyou, bullshit et bras d'honneur, la punkitude en majeste. Maintenant, il faut s'imaginer ce que c'est qu'une ville russe de province, la vie sinistre qu'y menent les jeunes, leur avenir totalement bouche, leur desespoir s'ils ont un peu de sensibilite et d'aspirations. Qu'un seul numero de Limonka arrive dans une de ces villes moyennes et tombe entre les mains d'un de ces jeunes mecs des?uvres, moroses, tatoues, grattant sa guitare et buvant ses bieres sous ses precieux posters de Cure et de Che Guevara, c'etait gagne. Tres vite ils etaient dix, vingt, toute la bande d'inquietants bons a rien qui trainaient dans les squares, pales et vetus de jeans noirs dechires, les usual suspects, les clients habituels du poste de police : ils avaient un nouveau mot de passe, ils se repassaient Limonka, c'etait leur truc a eux, le truc qui leur parlait a eux. Et il y avait ce type qui leur parlait, ce type qui n'avait peur de rien, qui avait mene la vie aventureuse que tout le monde a vingt ans reve de mener, ce type sur qui circulaient des legendes, et qui leur disait — je cite : «Tu es jeune. Ca ne te plait pas de vivre dans ce pays de merde. Tu n'as envie de devenir ni un popov ordinaire, ni un encule qui ne pense qu'au fric, ni un tchekiste. Tu as l'esprit de revolte. Tes heros sont Che Guevara, Mussolini, Lenine, Mishima, Baader. Eh bien voila : tu es deja un nasbol.»
Ce qu'il faut comprendre, me dit Zakhar, c'est que les nasboly, c'est la contre-culture de la Russie. La seule, tout le reste est bidon, embrigadement et compagnie. Alors evidemment qu'il y avait la-dedans des fachos, des skins avec des chiensloups que ca branchait de faire le salut hitlerien pour foutre les boules aux gens prilitchnyi, comme il faut. Il y avait les fachos de base et aussi les fachos intellos, l'eternelle et melancolique cohorte des types malingres, fievreux, mal dans leur peau, qui lisent Rene Guenon et Julius Evola, qui ont des theories fumeuses sur l'Eurasie, les Templiers, les hyperboreens, et qui un jour ou l'autre finissent par se convertir a l'islam. Mais tout ca se melangeait, les fachos, les ultragauchistes, les dessinateurs de BD, les bassistes de rock qui cherchaient des complices pour former un groupe, les types qui bidouillaient de la video, ceux qui ecrivaient des poemes en cachette, ceux qui revaient vaguement de descendre tout le monde a l'ecole et de se faire exploser apres, comme ca se fait en Amerique, les satanistes dTrkoutsk, les Hell's Angels de Viatka, les sandinistes de Magadan : tous nasboly. Mes copains, dit doucement Zakhar Prilepine, et on sent bien qu'il peut avoir tout le succes de la terre, le Booker Prize, les traductions, les tournees aux Etats-Unis, ce qui lui importe c'est de rester fidele a ses copains, les paumes de la province russe. Bientot, a Krasnoiarsk, a Oufa, a Nijni-Novgorod, une section se creait du Parti national-bolchevik. Un jour, Limonov venait, accompagne de trois ou quatre de ses gars et d'une fille qui, en ces temps heroiques, n'etait pas encore une vedette de cinema, plutot une longue adolescente en cuir au crane rase, tres belle — les femmes de Limonov sont toujours belles. Toute la bande venait les chercher a la gare. On dormait chez les uns, chez les autres, on passait les nuits a parler, on preparait des actions — bombage de slogans sur les trains, deroule sauvage de banderoles pendant les defiles officiels, agit' prop et happenings en tous genres. On se sentait vivants. On etait contre la guerre en Tchetchenie, mais en meme temps pour defendre les droits des minorites russes dans les anciennes republiques sovietiques, contre les oligarques, la corruption, le cynisme des dirigeants et pour le retour a l'ordre mais en meme temps pour foutre le plus de bordel possible. On faisait vaguement alliance, un jour avec Jirinovski, le Le Pen russe (Limonov, soit dit en passant, les a presentes l'un a l'autre), un autre avec les communistes, ces alliances tournaient en eau de boudin, mais le parti grandissait. Au temps d'Eltsine, le chaos etait tel qu'on ne faisait pas tellement attention a eux, mais avec l'arrivee de Poutine, le vent a tourne.
6
On est au debut 2001. Limonov et sa petite amie de l'epoque (qui est mineure) passent l'hiver a Krasnoiarsk, en Siberie, ou il s'est lance dans un livre-enquete sur un oligarque local, Anatoly Bykov, un gangster qui est devenu magnat de l'aluminium et une des plus grosses fortunes de Russie. Il s'est fait passer cette commande par un editeur de Saint-Petersbourg, a la fois parce qu'il aime les gangsters et parce qu'il a besoin d'argent pour son parti — pour lui, tres peu : il est frugal, deteste toutes les formes de confort, tire de la pauvrete qui l'a accompagne toute sa vie une fierte aristocratique. J'ai commence ce livre depuis mon retour de Russie, comme je lis tres lentement en russe je ne peux pas vous en faire un vrai compte rendu, mais les cinquante premieres pages sont excellentes et je me dis que j'aimerais assez, moi, ecrire sur Limonov un livre du meme genre : Un heros de notre temps, dommage que le titre soit pris. Bref. Tout en menant son enquete, Limonov se sent surveille, suivi — il en a l'habitude, mais la, ca se resserre. Il est presse de finir, parce qu'il veut rejoindre avant le degel un petit groupe de quatre ou cinq nasboly qu'il a laisses dans une cabane perdue au milieu des montagnes de l'Altai avec mission d'y passer l'hiver et de voir comment ils tiennent le coup — c'est l'idee des vacances que se fait Limonov : un camp d'entrainement en conditions extremes. Il laisse sa fiancee a Krasnoiarsk, arrive finalement a Barnaoul, la capitale de l'Altai, pour apprendre qu'un de ses hommes s'est jete par la fenetre, plus vraisemblablement qu'on l'en a jete. C'est le premier mort du parti, ca commence a sentir mauvais. Il rejoint tant bien que mal l'ermitage montagnard ou se morfondent les gars — rebyata, en russe, un des mots qui reviennent le plus souvent dans ses ecrits — et, le lendemain a l'aube, le FSB les encercle et les cueille. Au dernier chapitre de son autobiographie politique, Limonov fait de cette capture un recit digne d'Alexandre Dumas qui culmine, lors du long voyage de retour a Moscou, sur une conversation melancolique et fortement alcoolisee avec l'officier qui l'a arrete. Celui-ci, impressionne par son prisonnier, lui demande, presque plaintif : pourquoi vous n'etes pas avec nous? On est du meme monde, pourtant : des hommes, des vrais, des amateurs de commandos et de coups tordus… Pourquoi vous ne nous aimez pas? Et Limonov, dedaigneux : parce que vous n'etes pas dignes du beau nom de tchekistes. Parce que vous etes des trous du cul et que votre fondateur, Felix Dzerjinski, doit se retourner dans sa tombe quand il vous voit. Lui c'etait quelqu'un, lui je le respecte, mais vous… L'officier baisse la tete, penaud, pour un peu il fondrait en larmes.
La prison, il a adore ca
Au proces, Limonov et les siens seront accuses de trafic d'armes et d'avoir prepare un coup d'Etat au Kazakhstan voisin, dans le but de creer une republique russe separee. S'agissant des armes, on n'en a pas trouve dans la cabane de l'Altai (ce qui m'etonne, a vrai dire, c'est que le FSB n'en ait pas mis), et quant au coup d'Etat il dit qu'il n'y avait ni armes, ni hommes, ni contacts, tout au plus l'intention, qu'il ne nie pas vraiment : disons que le projet etait a l'etude, il envisageait meme, comme en temoigne une lettre interceptee par le FSB, de demander une consultation a son vieux camarade Bob Denard. L'accusation demande quatorze ans pour Limonov, il en prendra quatre, dans l'indifference generale de l'opinion russe et etrangere, et les purgera en partie a Lefortovo, la forteresse legendaire du KGB, en partie dans un camp de travail a Saratov, sur la Volga. Dans l'un et l'autre cas les conditions de detention sont rudes, il avait tout de meme pas loin de soixante ans, mais je le crois quand il dit sans sourciller que, la prison, il a adore ca. Une derniere citation du Journal d'un rate, trente ans plus tot : «J'aime etre un aventurier. Cela me sauve souvent. Quand je suis ec?ure, miserable, que je voudrais pleurer, je pense : tiens bon, mon gars, c'est toi qui as choisi cette voie, toi qui ne voulais pas vivre la vie de tout un chacun.» Pour un homme amoureux comme lui de son destin, un homme qui croit que la vie est faite pour qu'on experimente tout, c'etait une aubaine, une occasion revee de mesurer ses forces. Elles ne lui ont pas manque, il est fier d'avoir force le respect des criminels de droit commun qui l'entouraient et qui, a sa levee d'ecrou, se sont dispute avec les gardiens l'honneur de porter sa valise jusqu'a la sortie. A Lefortovo, la promenade quotidienne sur le toit a lieu a 7 heures du matin et en hiver, quand il fait — 25°, la plupart des detenus preferaient dormir encore un peu. Pas Limonov qui, souvent seul, sortait, courait, boxait l'air glace, faisait des pompes et des abdos. Il a trouve moyen, dans une minuscule cellule pour trois, d'ecrire six ou sept livres et d'en sortir la tete haute, en pleine forme, satisfait de l'experience.
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C'a ete decisif, cette affaire de prison, pour sa legende et pour la conscience de son groupe. Cela revient comme une antienne, un risque assume, presque un espoir, dans toutes les conversations avec des nasboly. Je me disais, Zakhar Prilepine, il est tres bien, mais c'est un ecrivain, on sait ce que c'est, les ecrivains, il faut que je voie des militants de base. Les gorilles qui presque tous les jours me conduisaient en Volga noire aupres de leur chef m'effarouchaient un peu, au debut, mais je les ai bientot trouves de tres gentils garcons. Pas beaucoup de conversation, cela dit, ou alors c'etait moi qui m'y prenais mal. A la sortie de la conference de presse avec Kasparov, j'ai aborde une fille, simplement parce que je la trouvais jolie, en lui demandant si elle etait journaliste, et elle m'a repondu que oui, enfin, elle travaillait pour le site Internet du Parti national-bolchevik. Toute mignonne, gracieuse, bien habillee : elle etait nasbol. Le parti est interdit pour «extremisme» depuis avril 2007, il n'y a donc plus de local ni de reunions mais, par elle, j'ai rencontre le responsable de la section de Moscou : un type a cheveux longs, le visage ouvert, amical, plus franc du collier on ne fait pas, qui m'a recu dans un petit appartement de banlieue un peu crade, avec des disques de Manu Chao et, aux murs, des tableaux dans le genre figuration libre, peints par sa femme. Et elle partage ton combat politique, ta femme? Oh oui, d'ailleurs elle est en prison, elle faisait partie des trente-neuf du grand proces de 2005. Il a dit ca avec un grand sourire, tout fier — et, quant a lui, s'il n'etait pas en prison aussi, ce n'etait pas sa faute, seulement mnie nie poviezlo : pour moi, ca ne l'a pas fait.
Pas encore, rien n'est perdu. Comme ca se trouvait, il y avait un proces le jour-meme, et nous y sommes alles ensemble, au tribunal de la section urbaine Taganskaia. Salle minuscule, les accuses menottes dans une cage et, sur les trois bancs du public, des copains a eux, tous du parti. Ils sont sept derriere les barreaux, six garcons aux physiques assez varies, ca va de l'etudiant barbu et musulman au working class hero en survetement, et une fille un peu plus agee, les cheveux noirs emmeles, pale, assez belle dans le genre prof d'histoire gauchiste qui roule ses cigarettes a la main. Ils sont accuses de hooliganisme, en l'occurrence de baston avec de jeunes poutiniens. Ils disent que c'est ceux d'en face qui ont commence et que personne ne les accuse, eux, que le proces est purement politique et que s'il faut payer pour leurs convictions, pas de probleme, ils paieront. La juge est neutre, professionnelle, courtoise, le type en uniforme qui represente l'accusation marmonne dans sa barbe une tirade incomprehensible a laquelle il ne semble pas croire une minute, la defense fait valoir que les prevenus ne sont pas des hooligans mais des etudiants serieux, bien notes, et qu'ils ont deja fait un an de preventive, ca devrait suffire comme ca. A l'issue des deliberations, les gendarmes liberent les sept nasboly de leur cage et ils sortent en montrant le poing a leurs copains et en disant da smyert' : jusqu'a la mort. Ils rigolent. Les copains les regardent avec envie. Ce sont des heros. On peut dire, bien sur, que ce sont surtout des gamins qui jouent aux gendarmes et aux voleurs, mais quelques annees de prison en Russie ne sont pas une plaisanterie et, pour pratiquement rien du tout, une bagarre qui n'a fait de blesses que dans leurs rangs, ils risquent tout de meme d'en prendre deux de rabiot.
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Un jour, nous sommes alles a la campagne — avec les rebyata, les gars, bien entendu. J'ai d'abord cru que c'etait pour un meeting, une affaire politique, mais non, il s'agissait seulement d'aller inspecter une datcha que sa femme a achetee, a 150 km de Moscou. Nous avons profite du voyage pour bavarder, il etait detendu, mordant, j'ai voulu revenir sur la Serbie, sur le film ou on le voit, parait-il, je ne l'avais pas vu, canarder Sarajevo a la mitrailleuse. Il assure qu'il n'a jamais tire sur des cibles humaines, seulement dans la direction de la ville, qui etait beaucoup trop loin pour atteindre quiconque. Juste comme ca, alors, pour le fun? Ma remarque l'enerve, passons. De retour a Paris, je joindrai le realisateur, Pavel Pavlikovski, qui confirme qu'en effet, c'etait sans doute trop loin. Il se rappelle un Limonov bodybuilde, manipulant des armes sans arret, jouant a Hemingway et pas pris tellement au serieux par les Serbes : quelques-uns avaient lu Le poete russe et le voyaient comme un loustic qui se faisait enculer par des negres, pas notre genre. J'ai vu le film : face a Karadzic, il a l'air d'un petit garcon intimide, une terreur de cour de recre qui a trouve a qui parler et, devant la mitrailleuse, c'est carrement la foire du Trone. Dans la voiture, j'ai failli lui demander s'il avait tue un homme, dans sa vie. Si je ne l'ai pas fait, c'est parce que ca me genait un peu, moi, mais je pense que ca ne l'aurait pas gene, lui. Je pense qu'il m'aurait repondu, et pas menti : comme il n'a aucune espece de surmoi, et honte de rien, il n'est absolument pas menteur — bien que ces temps-ci, quand meme, il fasse un peu attention a ce qu'il dit. Avant d'arriver, il m'a raconte, pour l'anecdote, que le bout de terrain jouxtant celui de sa femme avait ete achete, avant sa mort, par ce journaliste russo-americain qui s'etait fait descendre a Moscou : Paul Klebnikov, vous vous rappelez? Si je me rappelais Paul Klebnikov… C'etait mon cousin, et mon ami.
Les gars de la datcha
Correspondant du magazine Forbes, il a mene des enquetes precises et courageuses sur la facon dont se sont constituees les grandes fortunes russes. On l'a abattu en 2004, d'une rafale de balles devant son bureau. Mes fils l'adoraient, c'etait leur modele, l'image que se fait un petit garcon d'un grand reporter : Mel Gibson dans L'annee de tous les dangers. L'enquete sur son assassinat, comme sur celui de Politkovskaia, pietine : la rumeur en accuse un chef de guerre tchetchene, a qui il a consacre un livre appele Conversation avec un barbare. «Mais ca, dit Limonov, c'est de la foutaise, parce que la verite c'est que ce Tchetchene, Nukaiev, etait content du livre. Tres content. Comme Bykov, l'oligarque siberien, qui est tres content aussi du livre que j'ai ecrit sur lui.» Est-ce que Limonov sera content du livre que j'ecrirai sur lui, si je l'ecris? J'avais cite son nom devant Paul, peu avant sa mort. Il avait fait la grimace. Il le voyait comme un ecrivain brillant double d'une petite frappe fasciste, et je me suis demande ce qu'il en penserait aujourd'hui, s'il etait la. Je me suis demande ce que j'en pensais moi-meme. Je me le demande toujours, c'est un bon moteur pour un livre.
La datcha est beaucoup plus qu'une datcha, ce qu'on appelle une ousadba, c'est-a-dire un veritable domaine. La vieille maison de bois, a l'abandon, vandalisee, est immense. Il y a un etang, des bois de bouleaux. Sa femme a achete ca il y a quelques annees pour une somme ridicule, 5.000 dollars, reste maintenant a le restaurer et Limonov discute avec un artisan du coin comme quelqu'un qui, ayant exerce tous les metiers manuels possibles et imaginables, sait discuter avec un entrepreneur et ne pas se faire arnaquer. D'une facon generale, je souhaite bien du plaisir a celui qui essaierait de l'arnaquer. Je me promene dans le parc, je le regarde de loin, petite silhouette vetue de noir, dressee sur ses ergots dans une flaque de soleil, la barbiche en bataille et tout a coup je me dis : il a soixante-cinq ans, une femme adorable qui en a trente de moins, un fils de dix mois dont, l'autre soir a la fete de la tele, il montrait les photos a tout le monde, meme aux gros bras charges de la securite. Peut-etre qu'il en a marre de la guerre, des bivouacs, du couteau dans la botte, des coups de poing policiers qui a l'aube martelent la porte, peut-etre qu'il a envie de poser enfin ses valises. De s'installer ici, a la campagne, dans cette belle maison de bois, comme un proprietaire terrien de l'ancien regime. Il y aurait de grandes bibliotheques, des divans profonds, des cris d'enfants dehors, des confitures de baies, de longues conversations aupres du samovar, du temps qui passe doucement. Un roman de Tourgueniev, un film de Mikhalkov. Heureux comme Ulysse apres un long voyage, il raconterait ses aventures.
Recapitulons : il a ete voyou a Kharkov, poete underground a Moscou, loser magnifique a New York, ecrivain branche a Paris, soldat de fortune dans les Balkans et, a Moscou de nouveau, vieux chef d'un parti de jeunes revolutionnaires. Est-ce que sa septieme vie pourrait se derouler ici, paisiblement? Est-ce que vous vous voyez finir en heros de Tourgueniev, Edouard Veniaminovitch? La question, que je lui pose au retour, le fait rire, mais non : il ne s'y voit pas, vraiment pas. Il a une autre idee pour ses vieux jours. Pour comprendre, me dit-il, il faut connaitre l'Asie centrale, ou il a fait plusieurs virees avec ses gars. C'est la qu'il se sent le mieux au monde, la qu'il se sent chez lui. Il faut connaitre des villes comme Samarcande, Tachkent, Barnaoul. Villes ecrasees de soleil, poussiereuses, lentes, violentes. A l'ombre des mosquees, la-bas, sous les hauts murs creneles, il y a des mendiants. Des grappes entieres de mendiants. Ce sont de vieux types emacies, tannes, sans dents, souvent sans yeux. Ils portent une tunique et un turban noirs de crasse, ils ont devant eux un bout de velours sur lequel on leur jette des piecettes. La plupart du temps, ils sont ivres de haschich. Ils n'ont plus rien a foutre de rien ni de personne, ils ont largue toutes les amarres, ils emmerdent la terre entiere. Ce sont des loques. Ce sont des rois.
Ca, O.K. Ca lui va.