SACHA, LE FAVORI DES DIEUX
La Russe Anna Starobinets, auteure du fantastique «Refuge 3/9» (Agullo), chronique le livre d’Alexandre Garros, son mari qui vient de disparaître. «Jeu de mots intraduisible», inédit en français, rassemble des chroniques sur des personnages et destins de la Russie.
Jeu de mots intraduisible est un recueil d’essais. Et le dernier livre de mon mari et père de mes enfants, célèbre écrivain et publiciste russe, Alexandre Garros, mon Sacha, mort il y a un an et qui aura 42 ans pour l’éternité. Toute cette année, je l’ai tellement passée à regretter la disparition de cet ami et mari merveilleux que j’en ai presque oublié l’une de ses particularités non moins importantes : il a aussi été un grand écrivain, un écrivain brillant, tel qu’il en existe si peu à présent.
Le jeu de mots – et du même coup le jeu de pensée –, ça le caractérise en effet, si bien qu’on n’aurait pu choisir meilleur titre pour ce recueil. Dans un certain sens, ce jeu s’avère en effet intraduisible même du russe au russe, impossible à redire et à imiter, parce qu’unique : il était le seul à écrire ainsi. La lentille magique à travers laquelle il regardait le monde et les gens, la vitesse de sa pensée et ses trajectoires incroyables lui permettaient de tisser la dentelle stylistique d’un texte avec une habileté de Spiderman, d’enfiler l’une après l’autre, sur la broche de la réflexion des métaphores, des comparaisons et des saillies époustouflantes. D’un personnage à l’autre, d’un trou perdu de la Russie (où vit l’écrivain russe Zakhar Prilepine, «gars tout simple», célèbre patriote national-bolchévique) en passant à côté d’un phare de la Mort imaginaire (sur lequel lorgnait le célèbre rockeur russe Egor Letov avant de finir par l’aborder) jusqu’à une élégante île française (où vit le célèbre libéral russe, l’intellectuel et peintre Maxime Kantor), l’auteur semble entraîner le lecteur dans une danse, une sorte de tango, avec assurance, légèreté et beauté.
La dignité, aussi bien dans la vie qu’au cinéma
N’ayant jamais redouté la mort, Sacha était incroyablement attentif à la vie. Il a cherché et trouvé le sens de l’existence dans chacune de ses manifestations, dans toutes ses incarnations. Jeu de mots intraduisible, ce sont ses notes en marge de la vie, une tentative pour saisir l’esprit du temps, dresser la chronique d’une époque, tracer et réunir les lignes des destins échus aux êtres passionnés de la Russie contemporaine, vivants et morts. Le futur partisan du Donbass, Zakhar Prilépine, explique à Sacha comment il convient d’aimer sa patrie. Le grand réalisateur russe Alexeï Guerman (aujourd’hui décédé) lui parle de l’importance de la notion de dignité, aussi bien dans la vie qu’au cinéma. L’illustre clown russe Slava Polounine raconte comment il s’y est pris pour construire son propre empire du bonheur ; la poétesse Véra Polozkova, si populaire, comment ne pas se consumer de l’intérieur quand on se sent une étoile…
Une trentaine d’essais, et dans chacun d’eux, le talent, l’humour, l’esprit et la générosité infinie de leur auteur, même si cette dernière qualité n’est en général pas le propre des intelligents et des spirituels. Seul Sacha savait réunir des gens aux points de vue diamétralement opposés aussi bien sous une même page de garde qu’autour d’une table (certains des héros de ses essais ont passé du temps dans notre cuisine d’écrivains). A présent, cela n’est plus possible et nombre de personnages de ce livre, qui s’en tenaient autrefois à des avis divergents, sont devenus aujourd’hui de véritables ennemis, des deux côtés de la ligne de front du Donbass.
Et notre maison est vide. Elle ne reçoit plus d’invités passionnés que Sacha était prêt à écouter dans notre cuisine jusqu’à 5 heures du matin, elle n’accueille plus Sacha lui-même – cet écrivain et cet homme passionné, qui aimait la vie aussi intensément qu’un gamin, la comprenait aussi subtilement qu’un philosophe et l’a quittée avec le courage d’un héros.