Les démons de Zakhar Prilepine

Le Salon du livre de Paris ouvre aujourd’hui avec la Russie pour hôte d’honneur. Rencontre avec l’un des auteurs russes les plus en vue, qui combat depuis l’été 2017 dans les rangs des séparatistes du Donbass, en Ukraine. Il publie ses «Chroniques d’une guerre en cours»

Lorsqu’on demande à l’écrivain Zakhar Prilepine de se présenter, il n’hésite pas une seconde. «Je suis officier, engagé volontaire dans l’armée de la République populaire de Donetsk. J’ai le rang de commandant», récite-t-il. Début février, il était à Paris aux Journées du livre russe, qui se sont tenues dans la mairie du Ve arrondissement à l’initiative de l’Association France-Oural. «Zakhar Prilepine est, aussi, un grand auteur», précise Christine Glachant, une responsable de l’association qui ajoute aussitôt: «Nous avons également invité Lioudmila Oulitskaïa qui, comme vous le savez, a des convictions politiques diamétralement opposées.» Mais la venue d’un écrivain qui tombe le temps d’un week-end le treillis des séparatistes du Donbass pour discuter littérature avec ses lecteurs parisiens n’est pas un événement banal. Prilepine le sait, et il s’en amuse: «C’est peut-être pour cette raison que la PAF française m’a examiné sous toutes les coutures. A quoi s’attendaient-ils? A ce que je vienne avec ma kalachnikof en bandoulière?», rit-il.

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Quasi clinique

C’est le genre de blague que l’on adore faire dans la Russie de Vladimir Poutine – même des officiels s’y mettent. C’est peut-être la raison de la popularité grandissante de quelqu’un comme Zakhar Prilepine, jadis considéré comme l’enfant terrible des lettres russes, le premier – et à ce jour le seul – à avoir consigné de manière quasi clinique les horreurs de la guerre en Tchétchénie du point de vue des forces de l’ordre. C’était du temps de Pathologies, son premier roman (publié par les Editions des Syrtes en 2004), entièrement inspiré de l’expérience de l’auteur au sein des OMON, les forces spéciales du Ministère de l’intérieur déployées dans le Caucase.

«Tutoyer les anges et les démons»

Depuis, ses livres se sont succédé, confirmant un talent littéraire brut et sans concessions, dans la lignée des grands écrivains «réalistes» russes mais aussi, plus directement, de celui qui est le véritable mentor de Prilepine: le sulfureux Edouard Limonov, fondateur du Parti national-bolchevique en Russie après des années d’exil «décadent» à New York et à Paris. «J’espère qu’il ne va pas mal le prendre mais je suis en train de réussir ce dont Limonov a toujours rêvé: commander une armée, tutoyer les anges et les démons, parler du même pied avec les chefs d’Etat et les soldats», confie-t-il. «La prison ou la guerre, ce sont les deux seuls horizons du grand écrivain russe, disait encore Limonov. Il a fait de la taule. Moi, je fais la guerre», sourit-il.

«Je suis un écrivain russe»

Son engagement dans l’est de l’Ukraine est un choix personnel, qui n’a rien à voir avec «Poutine, Choïgou ou l’armée russe» tient-il aussi à préciser. «Je suis un écrivain russe, et en tant que tel j’ai un engagement envers les hommes et les femmes qui parlent ma langue», poursuit-il. De cette expérience est né son dernier livre, Ceux du Donbass, tout juste traduit en français (aux Editions des Syrtes également). Ce n’est pas un roman, mais un long et fastidieux plaidoyer pro-russe, ressassant des arguments et des postures connues jusqu’à la nausée pour les familiers de propagande du Kremlin. Sans surprise, l’auteur nous retourne le compliment: «Je croyais que vous seriez intéressés à voir cette guerre sous un autre angle. Ce livre est écrit en réponse aux milliers d’articles représentant le point de vue ukrainien.» Le paradoxe voudra que le lecteur pourra lire (ou pas) cette «réponse» quelques mois après la sortie de L’Archipel des Solovki (chez Actes Sud cette fois-ci), son dernier grand roman qui fera certainement date dans la déjà très riche «littérature du Goulag» russe. Les deux livres se télescopent, brouillant un peu plus l’image de ce romancier pas comme les autres.

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La Russie, trop bourgeoise

Politiquement, Zakhar Prilepine a toujours été proche des turbulents «natsbols» de Limonov, adeptes d’un «Etat dur avec ses ennemis extérieurs et doux avec ses citoyens». Il a aussi soutenu les grandes manifestations contre le pouvoir de l’hiver 2011-2012, sympathisant même avec les «libéraux» d’un Alexeï Navalny, avant de rompre violemment avec eux après l’annexion de la Crimée. Aujourd’hui, il dit qu’il ne votera pas, parce qu’il vit à Donetsk, où il a été rejoint par sa femme et leurs quatre enfants. Vladimir Poutine y sera de toute façon réélu, car «il est, pour l’instant, l’homme qu’il faut à la Russie». Il espère néanmoins un bon score des communistes, parce qu’il considère que la «Russie est devenue trop bourgeoise».

Au bord de la Volga

Quant à l’Ukraine, il pense que ses régions de l’est rejoindront bientôt la longue liste des «conflits gelés» dans la périphérie de la Russie et qu’on n'aura alors plus besoin du commandant Prilepine à Donetsk. Il pourra alors retrouver sa maison et ses chiens au bord de la Volga, près de Nijni Novgorod, et se remettre à l’écriture de ses romans. C’est dans celui sur le Goulag des îles Solovki que nous tombons, tout à la fin, sur une phrase qui semble le mieux fixer notre insaisissable interlocuteur: «Je n’aime pas beaucoup le pouvoir soviétique. Simplement, ceux qui ne l’aiment pas du tout appartiennent à un type d’individus qui, en général, me révulsent.»

Le Salon du livre de Paris (du 16 au 19 mars) a pour hôte d’honneur la Russie. Zakhar Prilepine compte parmi les auteurs invités. (www.livreparis.com)

Alexandre Levy
Le Temps, 16.03.2018