Zakhar Prilepine : «La Russie admire l’Europe, elle l’aime, elle l’adore»

Fils d’un professeur d’histoire et d’une infirmière, Zakhar Prilepine a grandi dans la région de Nijni Novgorod. À 43 ans, il est une figure majeure de la nouvelle littérature russe. Très populaire en Russie, il est largement traduit à l’étranger. Membre du Parti national-bolchévique d’Édouard Limonov, longtemps demeuré clandestin, il est fortement engagé politiquement et… militairement : il a pris part aux combats en Tchétchénie entre 1996 et 1999, au sein des forces spéciales et se bat depuis 2014 aux côtés des séparatistes du Donbass, région ukrainienne où il dirige toujours un bataillon de volontaires.

Présent au Salon du livre de Paris, dont la Russie était cette année l’invitée d’honneur, Zakhar Prilepine s’est confié à RFI Russie. Il revient sur le refus du président français de se rendre sur le stand officiel de la Russie, les difficultés de la traduction, sa lutte dans le Donbass, les relations entre la Russie et l’Europe et sa tendresse particulière pour la capitale française.

Le président français Emmanuel Macron, qui prévoyait de se rendre sur le stand officiel de la Russie au Salon du livre de Paris, y a renoncé au dernier moment par solidarité avec Londres dans l’affaire Skripal…

Zakhar Prilepine : La littérature a toujours été très liée à la politique, en Russie comme en France. Les écrivains ont toujours, non seulement pensé, conceptualisé la politique mais ont été aussi, au sens propre, des politiciens et des militaires. Ils ont toujours pris une part directe, vivante, sanglante, à la vie politique. Le fait que Macron ne soit pas venu sur le stand de la Russie au Salon témoigne simplement de l’efficacité de la littérature et de la complexité du monde. Je n’ai aucun problème avec ça, je suis plutôt content de cette réaction aussi douloureuse, de voir que le chef de tout un État souverain pense faire preuve d’indépendance en refusant de venir sur le stand de la Russie, alors qu’il manifeste en réalité une totale dépendance au monde anglo-saxon et à la prétendue bienséance européenne. C’est amusant.

Paru en Russie en 2014, Obitel (littéralement « Le Monastère », ou « La Demeure ») a été publié chez Actes Sud en septembre 2017 sous le titre L’Archipel des Solovki

Z.P. : Personne ne m’a demandé mon accord pour ce titre français. Mais au fond, ça m’est égal, parce que j’assume les 1 000 pages de ce texte, et parce que ceux qui le liront comprendront que le livre n’a pas le même sujet que L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne. Je ne m’oppose pas à Soljenitsyne et je ne m’y rattache pas non plus. Simplement, c’est un livre sur autre chose, écrit autrement et avec d’autres buts. Mais bon, le marketing prend aujourd’hui le pas sur tout le reste : ce n’est pas grave. Si Tolstoï avait écrit Anna Karenineaujourd’hui, on ne l’aurait jamais appelé Anna Karenine, parce que les gens n’auraient pas compris. On l’aurait peut-être appelé Comment Bronsky a tué son cheval, par exemple, ça aurait éveillé la curiosité…

« La conscience ethnique ressort de façon flagrante dans l’être en temps de crise »

Le critique littéraire russe Lev Danilkine a écrit qu’Obitel parlait de « l’enfer du camp comme modèle de tout le pays »…

Z.P. : Obitel, c’est la prison. Le modèle de la prison et non le modèle du pays. Il y avait là-bas, dans ce camp, des gens de tous les horizons, et c’est un lieu idéal pour montrer la psychologie des différents caractères, des différents types humains. C’est comme une arche : les gens, enfermés, sont découverts, mis à nu, absolument grand ouverts. Dans mon bataillon au Donbass, il y a des Italiens, des Tchèques, des Serbes, des Kazakhs, des Russes, des Ukrainiens. Et je vois comment la conscience ethnique ressort de façon flagrante dans l’être en temps de crise. Les discours sur le fait qu’il n’y a pas de nations, que les gens sont tous pareils, qu’il n’existe qu’une appartenance de classe : c’est des conneries ! L’appartenance ethnique se révèle immédiatement. Et de la même façon, aux Solovki, il y avait les peuples les plus divers, et aussi des prêtres et des tchékistes, et puis qui vous voudrez. C’est un tel espace, une telle matière pour un écrivain !

En février de cette année, les Éditions des Syrtes ont publié en français le livre Ceux du Donbass, Chroniques d’une guerre en cours, paru en Russie en 2016…

Z.P. : J’ai constaté que des Français avaient lu les Lettres du Donbass, et ils disent que c’est radicalement différent de ce qu’ils peuvent trouver dans les journaux ou entendre à la télévision. Ils y découvrent une autre image du monde, et cette image a sur eux un impact fort. Je comprends bien que le livre ne sera lu, ici, que par 5 ou 10 000 personnes, c’est-à-dire rien ou presque comparé à toute la France. Mais les mots vrais ont un étrange effet de domino. Et dans cinq ou dix ans, nous verrons une image différente, pas seulement à cause de mon livre, mais simplement parce que la mosaïque change peu à peu, imperceptiblement. Si mon livre peut devenir, comme dans la chanson de Pink Floyd, « une autre brique dans le mur », ça me va.

Des dizaines de livres ont été publiés en France, en Europe, en Allemagne, sur la vérité de l’autre camp : sur Maïdan, sur les Cyborgs, etc. Les Ukrainiens font des films qui sont présentés ici dans des festivals, et les écrivains ukrainiens sont bien plus souvent invités que ceux du Donbass pour venir raconter en Europe leur terrible vérité. Mais moi, au fond, je suis le seul ambassadeur de là-bas.

« J’écris des livres et, de temps à autre, je prends les armes »

Nous savons tous que chacun a sa vérité, mais je propose que l’on compare. Asseyons-nous à une même table et expliquons-nous : donnons chacun notre vérité dans ses concepts, dans son contexte. Mais pour l’heure, il n’en est pas question, ils refusent de nous rencontrer, ils ne veulent pas. Moi, je suis prêt, je vous attends : installons-nous devant les Français, les Allemands. Alors, vous direz votre vérité, et moi la mienne.

Les critiques français qualifient volontiers de Zakhar Prilepine d’écrivain engagé…

Z.P. : Engagé ? Donc si quelqu’un prend position pour la Fédération de Russie et les intérêts du peuple russe, il devient immédiatement engagé ? Et s’il se prononce contre, il est indépendant ?

Nous sommes engagés par nos convictions et notre conscience. Seulement cela, et rien d’autre. Je ne fais pas de politique et je n’ai pas la moindre intention de m’y mettre. J’écris des livres et, de temps à autre, je prends les armes : simplement par la force des circonstances. Allez au diable avec votre engagement ! Ce sont mes principes, mes croyances. Si moi, je suis engagé, qu’on écrive aussi des livres sur l’engagement de Pouchkine, de Dostoïevski. De ces gens qui se sont simplement efforcés d’entendre leur peuple et de transmettre leurs convictions à une quantité maximale de ces fameux Européens. Ils ne sont en rien engagés, si ce n’est en ce qu’ils sont capables de raconter les espoirs et les attentes d’une immense quantité de gens.

Comment surmonter l’incompréhension qui règne entre l’Europe et la Russie ?

Z.P. : La Russie a de l’amour pour l’Europe, elle l’admire, elle l’aime, elle l’adore. Et je ne vois pas ce que les Russes devraient encore comprendre pour l’aimer davantage. Plus que ça, ça n’existe pas !

Quant à l’Europe, qu’elle lise les écrivains russes. Il y a en Europe tout simplement trop de représentations inadéquates, tronquées, faussées de la réalité. Quand vous voyagez en Chine ou en Inde, c’est une tout autre image du monde. Quand vous arrivez là-bas, personne ne vous demande quand vous vous apprêtez à bombarder Delhi et Pékin ou pourquoi vous avez tué Skripal ! Ça n’intéresse personne.

L’amour et le nostalgie de Paris…

Z.P. : Je suis venu ici vingt, peut-être trente fois. Mon premier séjour date de 2005 : c’était la première fois que je quittais la Russie. Petit garçon soviétique, je n’avais jamais été à l’étranger, je n’en avais jamais eu les moyens. Et alors, je suis arrivé à Paris, et j’ai été absolument heureux. J’ai été accueilli par la petite-fille de l’écrivain Boris Zaïtsev. Par hasard, je venais de terminer Zolotoï Uzor ( « La Broderie d’Or ») de Zaïtsev, et ce livre m’avait totalement bouleversé : et voilà que je débarque à Paris, et que sa petite-fille vient me chercher, me promène dans la ville… Nous passions notre temps à marcher dans Paris le soir et la nuit…

Et puis, Paris se transforme. Au cours de ces 13 ou 14 ans, je l’ai vu changer. J’ai même la nostalgie de certaines choses. Aujourd’hui, je peux me permettre de dire : mon Paris, le Paris que j’ai connu a disparu, ce n’est plus le même. Paris, c’est une partie de ma vie. Une partie très sérieuse.

JULIA BREEN
Le Courrier de Russie, 20.03.2018