A propos de Officiers et poètes russes de Zakhar Prilepine

lundi 17 février 2020, par Françoise Genevray

Derjavine célébrait Souvorov, Souvorov appréciait Derjavine, « le génie militaire avait reconnu le génie poétique. Cette rencontre glorieuse joua un grand rôle dans le retentissement qu’aura plus tard la poésie russe » (p. 75). Ces phrases aident à cerner le propos de Zakhar Prilepine, journaliste, essayiste, romancier [1], dans l’ouvrage que vient de traduire Jean-Christophe Peuch avec rigueur et brio [2]. Officiers et poètes russes explore la rencontre du littéraire et du militaire à travers huit figures éminentes, qui conduisent le lecteur du milieu du XVIIIe siècle au milieu du suivant. « C’était l’époque où les poètes bourlinguaient d’une guerre à l’autre tels des nomades, pour la foi, le tsar et la patrie » (p. 282). Le dernier mot cité désigne le cœur battant du livre - l’amour de la patrie russe. Ces officiers-poètes, ces poètes-combattants, témoignent tous d’un sentiment que Prilepine tient d’autant plus à honorer qu’il le trouve en général mal compris, dévalué, voire dénigré, ne serait-ce qu’au travers des jugements portés sur ses propres engagements. L’authenticité compte ici pour vertu cardinale. Ces hommes ne sont pas des poètes de cour ou de salon, leurs mots ne versent pas le sang des autres. Quand ils chantent l’ardeur guerrière et la gloire des combats, sachons qu’ils ont vécu ce qu’ils chantent : « Je ne suis pas un poète, je suis un partisan, un Cosaque », proclame Denis Davydov qui effectivement s’illustra en 1812 comme initiateur, acteur et théoricien d’une guerre de partisans contre l’envahisseur français.

Le premier à représenter dans le livre un siècle brillant et sa pléiade de guerriers amoureux des vers se nomme Gavrila Derjavine (1743-1816). Il est de ces capitaines qui manient l’épée et la plume, à la fois militaires et propagateurs des Lumières. Prilepine lui donne une escorte composée de braves du même acabit : Mikhaïl Veriovkine, Mikhaïl Kheraskov, Vladimir Loukine, Andreï Bolotov, Nikolaï Novikov, Vassili Liovchine, Iouri Meledinski-Meletski, Mikhaïl Mouraviov. Tous ont servi dans l’armée et risqué leur vie, reçu grades et décorations, et dans les intervalles de leurs campagnes exercé des charges administratives, professé, écrit des poèmes et des livres, publié des dictionnaires, édité des revues, fondé ou patronné des écoles. Derjavine a à son actif dix années de service dans le rang et quatre comme officier, au cours desquelles il contribue à écraser la terrible révolte de Pougatchev, connue pour ses cruautés venues des deux bords. Près du tiers des poésies de ce « chantre de l’expansion » (p. 80) est consacré aux victoires militaires de son pays : ses odes célèbrent La Prise d’Izmaïl (1790) aux dépens des Turcs, vrai « chef-d’œuvre militariste » (p. 62), les mérites de Potemkine à l’armée du Sud (La Chute d’eau, 1791), les succès de Souvorov dans Nos victoires en Italie (1799) [3]. Les accents martiaux et l’emphase de Derjavine cadrent mal avec le goût de notre temps. Prilepine les replace dans leur époque, nourrissant son récit, comme pour les chapitres suivants, d’une foule de détails vivants et pittoresques qui animent la narration et lui confèrent un intérêt romanesque.

Alexandre Chichkov (1754-1841) figure en bonne place dans les histoires de la littérature russe comme défenseur de la langue nationale et fondateur du « Cercle des amateurs du mot russe », plus tard nommé « cercle des archaïstes » par opposition aux Karamziniens modernistes. La postérité a plutôt desservi Chichkov, Prilepine le réhabilite. Président de l’Académie depuis 1813, élevé au grade d’amiral en 1824, ce lettré (auteur, traducteur) est souvent déclaré rétrograde, alors qu’il est surtout un conservateur des richesses linguistiques du vieux russe. Dédaigner l’idiome natal, le juger arriéré comme font des aristocrates se voulant éclairés, le charger d’importations lexicales inutiles et pernicieuses, voilà qui désole Chichkov et qui l’incite à se mobiliser « contre l’uniformisation et le nivellement de la langue » (I. Tynianov). Son combat n’est pas sans préfigurer celui, plutôt inégal, aujourd’hui mené contre le franglais dans l’espace francophone ou contre le « globish ». Chichkov n’est pas en reste quand il s’agit d’alterner travaux littéraires et opérations militaires, que ce soit sur mer ou sur terre. Il participe sur la Baltique à la guerre contre la Suède, en 1812 à celle contre Napoléon : on le trouve alors à Vilno où le tsar a établi son quartier général, à Smolensk, en Prusse. Alexandre Ier le charge de rédiger ou de traduire pour lui du français d’éloquentes proclamations destinées aux troupes et à la population, qui les accueille, paraît-il, avec enthousiasme et attendrissement. Les travaux et les jours de Chichkov, illustrés par ses propres souvenirs, célébrés par Pouchkine (1825) et même par Viazemski (1841) qui avait été son adversaire littéraire, composent une belle histoire qui selon Prilepine n’est pas terminée.

Général de division, tel est le grade conféré à Denis Davydov (1784-1839) après les combats de 1831 en Pologne : le plus haut grade de l’armée de terre qu’ait atteint un écrivain russe de premier plan. Mais Davydov ne se veut pas hommes de lettres. Prilepine lui consacre un chapitre enthousiaste, qui débute en fanfare sur une citation : « J’aime les sanglantes mêlées / Je suis né pour servir le tsar / Un sabre, de la vodka, un cheval de hussard / Et me voilà au comble de la félicité ». Il aime l’insouciance de Davydov, sa liberté de ton, son impertinence, son style poétique que Pouchkine dit inimitable. Ses états de service impressionnent : campagne de Prusse contre Napoléon (1807) [4], guerre russo-suédoise (1807-1808), guerre russo-turque en Roumanie et Bulgarie (1809-1810), guerre « patriotique » (c’est l’appellation usuelle) pour repousser les Français, laquelle le conduira jusqu’à Paris (1812-1814), guerre russo-persane au Caucase (1826-1827), guerre russo-polonaise (1831). Descendant en droite ligne d’un prince tatar, Davydov se rend immensément populaire par ses faits d’armes : ses portraits sont accrochés partout dans le pays, « aux murs des auberges, des chambres de jeunes filles, des isbas paysannes », et jusque dans le cabinet de travail de Walter Scott (p. 228). Compte tenu de son tempérament, de son esprit caustique, de ses dons et de son charisme, Prilepine voit en lui « le Vissotski de son époque » (p. 227) : à l’instar de l’auteur-compositeur-interprète et acteur Vladimir Vissotski (1938-1980), qui vécut lui aussi adulé quoiqu’en marge de la sphère officielle, Davydov « était un conservateur qui, toute sa vie, célébra le caractère de l’homme russe, en premier lieu son côté guerrier » (p. 229). Prilepine paraît avoir puisé dans ses Souvenirs pour étayer ses propres vues sur le conflit russo-polonais de 1831. Et il ne fait guère de doute qu’il s’identifie à lui pour son caractère « trop indépendant ». Des expériences de son héros, de ses réflexions amères sur le sort que réserve parfois la Russie à ses meilleurs serviteurs, l’auteur tire une leçon pour aujourd’hui : pays et gouvernement ne sont pas toujours synonymes et « font souvent mauvais ménage » (p. 236).

Konstantin Batiouchkov (1787-1855) est d’un tempérament doux, presque timide, d’une complexion maladive et sujet à des accès de mélancolie. Ce qui ne l’empêche pas d’enchaîner à son tour opérations de terrain, écrits sur des thèmes guerriers et poèmes lyriques. Lui aussi verra Paris, en 1814, l’épée à la main. Son Passage du Rhin est une des œuvres « les plus militaristes de la poésie russe » (p. 278), et que conseille-t-il au jeune Pouchkine quand ils font connaissance en 1815 ? De célébrer « au son de la lyre / le banquet sanglant de la guerre ». « Plus tard, les imbéciles appelleront cela ’le culte de la guerre’ » (p. 253), commente Prilepine, qui à ce verdict oppose les valeurs de lui respectées chez le capitaine en second Batiouchkov : le sens du devoir, l’honneur, l’honnêteté et un stoïcisme discret. Émouvante est la destinée du poète, qui assez tôt perd la raison et revient finir paisiblement ses jours à Vologda, sa ville natale. Peu avant de mourir du typhus, il suit avec attention les nouvelles de la guerre de Crimée : conjonction presque vertigineuse, comme si un pont était lancé, dans le temps du calendrier et dans l’espace littéraire, de Batiouchkov à Léon Tolstoï (qui combattit à Sébastopol), du fabuleux âge d’or de la poésie russe à la formidable explosion de la prose romanesque que connaît la seconde moitié du XIXe siècle.

Avant de partir en campagne, Batiouchkov avait chargé son ami Piotr Viazemski (1792-1878) de publier ses poèmes s’il n’en revenait pas. Viazemski prend part à la guerre de 1812, où sa silhouette décalée, ses faits d’armes et ses mésaventures annoncent tantôt Fabrice à Waterloo (Stendhal) et tantôt Pierre Bezoukhov (Guerre et paix). Ce n’est pas, comme ceux qui le précèdent dans cette galerie, un inlassable guerrier ni « un poète militaire au plein sens du terme (p. 307). Mais Prilepine a besoin de lui pour illustrer ses idées sur le libéralisme, sur le patriotisme et sur la question polonaise qui, effleurée dans les chapitres précédents (coups d’épingle p. 185, thèse principale p. 215), occupe ici une place notable. Que reproche Prilepine aux libéraux russes du XIXe siècle et des deux suivants ? Une certaine dose d’hypocrisie, de mauvaise foi ou d’aveuglement, dictées par leur servilité envers l’Europe. Viazemski a d’abord vilipendé les siens à coups de formules restées célèbres (« fanfaronnades géographiques », « patriotisme du kvas »), puis il a viré de bord et retrouvé la bonne direction (p. 359) consistant à ne pas « se faire l’avocat des autres pays » (p. 312). Sur les relations russo-polonaises, Prilepine s’inscrit en faux contre le point de vue dominant en Europe, qu’il estime mal informé, biaisé par des préjugés, quand il n’est pas systématiquement malveillant envers les Russes, réputés oppresseurs sauvages d’innocentes victimes. Le soulèvement armé de 1830-1831 n’a pas eu pour enjeu, explique-t-il, la liberté de la nation polonaise, mais une revendication territoriale émanant d’un pays (même pas : d’une couche restreinte de sa population, la szlachta) qui n’était pas, quant à ses institutions, si mal loti au sein de l’empire des tsars (p. 206). De même pour l’insurrection polonaise antirusse de 1794, qui visait à reprendre des terres perdues en Ukraine, Biélorussie et Lituanie, « c’est-à-dire, pour l’essentiel, des contrées que la Russie avait elle-même antérieurement perdues » (p. 68) : comme quoi, nous permettra-t-on d’ajouter, à toujours remonter plus haut dans le temps, les questions de légitimité deviennent insolubles, car où s’arrêter pour dire le droit, quelle borne déclarer décisive ? Prilepine ne ménage pas les puissances européennes, moins soucieuses des droits et libertés du peuple polonais que de contenir l’empire russe, voire de le faire disparaître (p. 338) Les Polonais sont plusieurs fois désignés comme des agresseurs réels (p. 332) ou virtuels : une Pologne indépendante aurait immanquablement attaqué la Russie (p. 336). On n’entrera pas dans cet épineux débat, d’autant que l’auteur ne prétend pas à l’impartialité requise de l’historien : l’essentiel pour lui est de contrer les idées les plus répandues sur la question. Ses arguments valent donc d’être écoutés, même quand il estompe un coin du tableau : l’appel à déposer les armes est toujours adressé aux Russes et jamais aux autres, regrette-t-il (p. 312), mais ne fait-il pas l’impasse sur l’expansionnisme russe, même s’il lui arrive de signaler, ici ou là, que Nicolas Ier s’est lancé dans un conflit avec la Turquie en vue « de nouvelles acquisitions territoriales » (p. 323, précision réitérée p. 523) ? L’ardeur polémique génère quelques fausses notes, telle cette ironie sur le poète A. Mickiewicz qui, arrêté à Vilno (aujourd’hui Vilnius) et déporté en Russie, réside à Saint-Pétersbourg : « plutôt pas mal, comme ’exil’ » (p. 323). Sarcasme mal venu, comme si l’amour du pays natal et sa nostalgie étaient réservés aux Russes... Mais sans doute nous faudrait-il plus d’humour, ou de sens historique, pour admettre que déclarer « Ah ! Mon dieu, que la guerre est jolie ! » (Apollinaire, « L’adieu du cavalier », Calligrammes), ou « J’aime de la guerre les sanglants plaisirs » (Pouchkine) n’est pas nécessairement insulter la vie et l’humanisme.

Supérieurement instruit, suprêmement élégant, esprit réfléchi et brillant, Piotr Tchaadaev (1794-1856) fut déclaré fou suite à la publication en 1836 de la première de ses Lettres philosophiques. Son nom apparaît invariablement dans les infinies controverses sur le visage national de la Russie, son essence, ses destinées. Prilepine ne prétend pas offrir de révélations au sujet de l’homme ou du penseur. S’il reproduit longuement rapports, lettres, mémoires et autres documents ayant trait à sa vie militaire, c’est parce qu’en général les biographes négligent ce volet de son existence - neuf ans de service et de combats. Pour le reste, il veut montrer que Tchaadaev fait souvent l’objet d’une lecture tronquée et partiale, et s’avère plus russophile que ne croit ou ne veut croire le « public progressiste » (p. 417). La question polonaise vient à l’appui, sur laquelle la France « polonophile » en prend pour son grade.

Cervelle bouillonnante, séducteur impénitent, duelliste inlassable, auteur fécond (poèmes lyriques, critique littéraire, romans et nouvelles), cofondateur en 1823 d’un almanach réunissant la fine fleur de la jeune poésie (L’Étoile polaire), Alexandre Bestoujev (1797-1837), qui signera souvent ses textes du nom de Marlinski, aime l’action, la pression, le risque. Il s’engage dans la conjuration décembriste (1825), est exilé en Sibérie, puis obtient de s’enrôler dans la guerre au Caucase comme simple soldat (1829), tout en continuant de beaucoup écrire. Le roman Ammalat Bey (1832) porte sa popularité à son comble et fait date dans la prose russe d’inspiration caucasienne. Prilepine s’appuie sur l’exemple de Bestoujev pour décloisonner les catégories convenues : on peut se déclarer, comme lui, à la fois libéral et patriote (p. 445), lutter contre le despotisme et l’obscurantisme sans être un « occidentaliste » (p. 452). L’écrivain-soldat enchaîne les opérations militaires au Caucase et sur les bords de la mer Noire. Jusqu’à ce jour de 1837 où il disparaît durant une bataille au cap Adler : tué ? fait prisonnier ? L’affaire n’est pas éclaircie et Bestoujev reste sans sépulture connue : de quoi couronner un destin à ce point mythologisé par son peuple. Entré dans l’histoire comme décembriste, Bestoujev selon Prilepine s’est voulu avant tout défenseur de la patrie.

Si l’auteur d’Eugène Onéguine ne fut jamais militaire, ce n’est pas faute de l’avoir désiré et demandé, en vain. Dès lors Alexandre Pouchkine (1799-1837) a-t-il sa place dans l’ouvrage ? Prilepine le convoque dans son ultime chapitre parce qu’il sert de lien à la fois spirituel et physique entre les autres protagonistes : tous l’ont rencontré (sauf Derjavine malgré son vœu) et aimé. Marina Tsvetaeva écrivit en 1937 un Mon Pouchkine pour faire pièce aux diverses récupérations du poète. Prilepine retient à son tour un autre héritage parmi ceux que revendiquent ses compatriotes, une autre matrice historico-littéraire : « Notre Pouchkine, c’est l’auteur de Poltava, du Général et de L’Anniversaire de Borodino », de La Guerre et de l’épître Aux détracteurs de la Russie  : « tout est dit » (p. 541).

Tel est le dernier mot d’un livre passionnant, dans lequel Prilepine cite des poèmes et tricote des sources instructives (souvenirs rédigés par ses héros, correspondances et mémoires de contemporains, biographies postérieures) : la présente traduction les met à la portée du lecteur français, qui peinerait fort à les réunir de lui-même. Un livre au ton très personnel, à discuter bien sûr, mais qu’on aurait tort de bouder au motif de ne pas forcément partager les convictions de l’auteur [5].

 

 

Notes

[1] Plusieurs de ses titres sont disponibles en français, du roman Pathologies (Prix Russophonie 2008 pour sa traduction par Joëlle Dublanchet, Éditions des Syrtes, Paris, 2007) à Ceux du Donbass. Chroniques d’une guerre en cours, trad. Michèle Garcin, chez le même éditeur, 2018.

[2] Officiers et poètes russes, traduit du russe par Jean-Christophe Peuch, Éd. des Syrtes, Paris, 2019. Notons le soin apporté par le traducteur aux notes éclairant les noms propres, les toponymes, les réalités historiques et littéraires.

[3] Héros des guerres russo-turques sous Catherine II, plus connu à l’Ouest pour les campagnes italienne et suisse engagées par Paul Ier contre le Directoire français, le maréchal Souvorov jouit dans son pays d’un statut mythique, cf. Rodolphe Baudin, « Le maréchal Souvorov (1730-1800) », Georges Nivat (dir.), Les sites de la mémoire russe, t. II, Paris, Fayard, 2019.

[4] Les dates indiquées correspondent aux engagements de Davydov dans ces guerres.

[5] Pour contextualiser celles-ci, cf. Myriam Désert, « Être patriote dans la Russie postsoviétique », Critique internationale, Presses de Sciences Po, 2013 / 1 (n° 58), pp. 53-71, disponible en ligne.

Françoise Genevray,
La revue des ressources, 17.02.2020