Zakhar Prilepine : « L’homme n’est pas un animal domestique »

Apres maintes nominations, Zakhar Prilepine a enfin obtenu le Bestsel-ler National, un des prix litteraires les plus prestigieux de la Russie contemporaine. Le livre recompense est un recueil de nouvelles intitule Le Peche, ou un adolescent ivre de joie de vivre se transforme en un fossoyeur alcoolique et ou un pere de famille heureux part faire la guerre dans le Caucase. Des histoires de vie, simples et fortes, qui presentent d’autant plus d’interet quand on apprend que l’auteur a effectivement travaille dans un cimetiere et participe a la guerre de Tchetchenie. Le Courrier de Russie s’est rendu a Nijni Novgorod pour interroger Zakhar Prilepine sur la litterature, finissant par convenir du fait que celle-ci est indissociable de la politique.

Le Courrier de Russie : Vous ecrivez facilement ?

Zakhar Prilepine : Oui, je ne sais pas ce que c'est que l'inspiration. Je m'asseois devant l'ordinateur et j'ecris. Quand je m'apercois que le bouquin touche a sa fin, j'accelere, car je commence a en avoir marre et je veux en finir le plus vite possible. C'est comme ca que j'ai ecrit Pathologies, mon premier roman. J'ai mis trois ans a rediger la premiere par¬tie, en m'obligeant a ecrire au moins quinze lignes par jour. Ensuite, j'ai relu ce que j'avais fait, j'ai aime et j'ai ter¬mine en un mois.

LCDR : Assez special comme methode... Z.P. : Tout a fait ! Je sais que d'autres auteurs font differemment. J'ai discute recemment avec mon ami Mikhail Chichkine, un tres bon ecrivain par ailleurs. Il m'a confie qu'il pensait consacrer encore trois ans au roman qu'il redige actuellement car une fois qu'il termine une oeuvre, il se sent com¬pletement vide et ne sait plus pourquoi il vit. Pour moi, c'est exactement l'in¬verse. Je m'empresse toujours de mettre le point final pour obtenir mon cachet et aller faire la fete avec les potes ou partir en voyage avec la femme que j'aime et nos enfants. La vie m'excite beaucoup plus que l'ecriture.

LCDR : Vous avez participe a deux guer¬res en Tchetchenie, du cote des forces russes. Avez-vous tue ? Z.P. : J'ai parfois du tirer dans la direc¬tion d'ou l'on tirait sur moi. J'espere n'avoir tue personne.

LCDR : Pourquoi vous-etes vous engage ? Z.P. : Je voulais etre la ou l'on brandis¬sait des armes. En l'occurence, c'etait la Tchetchenie. L'homme n'est pas un animal domestique. Il a constamment besoin d'eprouver sa puissance, voila pourquoi il cherche la bagarre. Et c'est parfaitement normal. Regardez les jeunes : ils menent une vie calme et ils en souffrent sans meme s'en rendre compte. Ils se testent dans differentes activites qui ne menent qu'a l'auto-destruction. Ils prennent des drogues, roulent a 300 km a l'heure, trans¬gressent toutes sortes de regles. A les voir, on dirait qu'ils cherchent un mur sur lequel se fracasser. Je suis persuade que l'homme doit depenser son energie. Il n'est pas oblige d'aller faire la guerre qui est une chose atroce, mais il devrait, en tout cas, faire son service militaire ou pratiquer un sport, comme l'alpinisme ou le parachutisme.

LCDR : L'armee russe est tristement celebre pour ses bizutages cruels, sa vio¬lence, sa mauvaise organisation... Z.P. : L'armee russe fait partie inte¬grante de la societe et subit les transfor¬mations qui decoulent de cet etat de fait. Les autorites ne s'interessent pas plus aux problemes des militaires qu'a ceux des enseignants ou des medecins. C'est pour cette raison que l'armee se degrade. Quand les dirigeants y portent attention, c'est uniquement dans le but de gagner en popularite. Et pour quelle autre raison d'ailleurs ? Ce ne sont pas leurs gosses que l'on envoie se faire mal¬traiter. Aujourd'hui, l'armee russe est constituee dans son immense majorite de jeunes des villages et cites dortoirs, qui n'ont pas sufisamment d'argent pour proposer des pots de vin aux flics, comme les autres le font. La caserne, c'est une autre Russie. Celle dont on ne parle pas dans les ma-gazines, qu'on ne montre pas a la tele. Mais qui existe bel et bien et qui n'est pas satisfaite de l'etat de choses actuel.

LCDR : Vous semblez vouloir dire que les gens sont mecontents. Pourquoi alors soutiennent-ils le pouvoir ? Z.P. : La population a vecu des temps tres difficiles dans les annees 90 et ne souhaite simplement pas que cela se repete. Elle prefere fermer les yeux sur les abus du pouvoir, s'enfermer dans son petit monde et faire comme si ce qui se Heureux pere de famille passe autour ne la concernait pas. Je parle notamment des elections falsi¬fiees, de la guerre en Tchetchenie ou encore du silence de mort sur l'affaire de Beslan. Une fois, a la salle de sport, j'ai entendu un jeune homme admettre que le Kremlin aurait pu orchestrer les explosions d'immeubles a Moscou en 1999. Le plus remarquable, c'est l'indif¬ference avec laquelle il emettait cette supposition. Si on lui avait dit que c'etait une realite, il n'aurait pas leve le petit doigt pour exprimer son desac¬cord. Pourtant, il serait faux d'affirmer que les gens aiment le pouvoir. Je dirais qu'ils le tolerent. La population soutient Poutine et Medvedev mais le degre de sa confiance envers le parquet, les tri¬bunaux, la police ou la Douma reste tres bas. Les gens ne sont pas dupes. Ils sont conscients que la situation dans l'edu¬cation, la sante, la science ou l'agricul¬ture est desastreuse ; que l'augmenta¬tion du niveau de vie vient des petrodol¬lars et pas de l'activite du gouverne¬ment. Tout ceci pour dire que l'ordre actuellement etabli n'est pas si solide qu'on ne le croit. Si l'on en soustrait le president et le premier ministre, il s'ecroulera comme un chateau de cartes.

LCDR : Qu'est-ce que vous proposez ? Z.P. : Il faut lutter pour la liberte d'ex¬pression et de manifestation. Il est indispensable que toutes les forces poli¬tiques disposent du meme espace medi¬atique pour transmettre leur message a la population. Nous avons besoin d'elections libres ! C'est ce que nous revendiquions, entre autres, lors de la marche de « Ceux qui ne sont pas d'ac¬cord » en mars 2007 a Nijni Novgorod, dont j'etais l'un des organisateurs.

LCDR : Avez-vous subi des contraintes lors de sa mise en place ? Z.P. : Oui. Nous avons reuni 200 per¬sonnes pretes a participer a la Marche. Le jour ou elle devait avoir lieu, 20 000 policiers ont occupe les rues. Deux de mes collegues ont ete arretes et expulses de la ville. Ma femme a recu des appels telephoniques ou on lui demandait si elle n'avait pas peur pour moi ou pour nos enfants. Le jour J, je n'ai pas pu ouvrir la porte de mon appartement : la serrure avait ete bloquee et sur mon palier, il y avait aussi la police. J'ai finalement reussi a sortir, mais j'ai ete rapidement arrete. Et je n'ai pas ete le seul. Nombreux sont ceux qui n'ont pas ose venir, par peur de se retrouver enprison. C'etait drole, apres, d'entendre le maire de Nijni Novgorod affirmer que la Marche n'avait rassemble que quelques pauvres marginaux...

LCDR : Pourquoi, d'apres vous, les autorites ont-elle fait autant d'efforts pour empecher les gens de venir ? Z.P. : C'est precisement parce qu'elles savent a quel point leur systeme est fra¬gile. Le pouvoir fait croire aux gens qu'il est soutenu par toute la population, qu'il est legitime. Mais s'il laisse sortir dans la rue quelques centaines de per¬sonnes mecontentes, les autres com¬menceront a se poser des questions ; et la Marche suivante pourrait reunir deja des milliers de gens « pas d'accord ». Je vais vous raconter quelque chose : le jour de la Marche, un de mes amis etait venu en taxi. A l'arrivee, le chauffeur lui a demande s'il avait bien l'intention de participer a la manifestation. Mon ami ayant confirme, le chauffeur a refuse l'argent, est descendu de sa voiture et a sorti une batte de base-ball de son cof¬fre, en s'exclamant : « Je te rejoins ! Allons-y ! ».

LCDR : On vous dit patriote fervent. En bon slavophile, estimez-vous que la Russie ait sa propre voie a suivre ? Z.P. : Oui, je partage entierement cet avis. J'ai participe recemment au salon du Livre a Montpellier. A la rencontre des lecteurs, un Russe blanc avait pris la parole pour demander aux Francais de ne pas juger trop severement la Russie. Il expliquait qu'il s'agissait d'un pays malheureux, qui venait juste de s'en¬gager sur la bonne voie, celle que le monde civilise suivait depuis des cen¬taines d'annees. Il comparait la Russie a un enfant qui faisait ses premiers pas et meritait de l'indulgence. Je lui ai replique que nous n'etions pas en train de courir apres l'Europe a quatre pattes, en perdant nos couches ; que notre culture ne cedait en rien, c'est le moins qu'on puisse dire, a celle des pays occi¬dentaux.

LCDR : Comment la Russie devrait-elle se positionner face a l'Occident ? Z.P. : Elle devrait mieux oeuvrer a faire connaitre au-dela de ses frontieres son art, sa musique, sa litterature. Peut-etre cela aiderait-il l'Occident a admettre que le reste du monde n'est pas peuple de barbares. La Russie devrait se souvenir qu'elle n'est pas un pays europeen. Et qu'elle ne l'a jamais ete. Aux yeux de l'Europe, c'est un pays du tiers monde, et il faut avoir le courage de le reconnaitre. Cependant, la Russie a muni d'armes excellentes un bon nombre de ces soi disant « pays en voie de developpement », leur per¬mettant de discuter d'egal a egal avec l'Occident.

LCDR : Ils sont comment les Russes ? Qu'est-ce qui les distingue des autres peuples ?

Z.P. : Les Russes, dans l'ensemble, sont patients, curieux, modestes. S'ils se montrent parfois grossiers, c'est pour dissimuler leur timidite naturelle. Les Russes sont capables de faire des choses impossibles. Ces traits se rencontrent chez des representants de tous les peu¬ples, mais c'est leur combinaison qui a permis aux Russes de combattre Hitler, par exemple.

LCDR : Comment vous-etes vous retrouve dans les rangs du parti National Bolchevik d'Edouard Limonov, aujourd'hui interdit ? En etes-vous toujours membre ?

Z.P. : Oui, je le suis. Meme si en le proclamant a haute voix, je risque d'etre accuse d'extremisme a tout moment. C'est a peu pres comme si j'affirmais que je me nourissais de petites filles. Pourquoi ce parti ? C'est celui qui repondait au mieux a mes convictions sur l'organisation de la vie sociale. D'autre part, j'etais fascine par la per Peut-etre cela aiderait-il l'Occident a admettre que le reste du monde n'est pas peuple de barbares.

sonnalite d'Edouard Limonov que je considere toujours comme un grand penseur de notre temps.

LCDR : Votre roman Sankya decrit le quotidien de membres d'un parti d'opposi¬tion dans la Russie contemporaine. Vos personnages se montrent souvent tres agressifs. Ils detruisent des magasins, occupent une base de CRS ou le siege d'une administration locale. Faut-il en deduire que vous justifiez la violence ? Z.P. : Vous confondez la litterature et la vie ! Le parti National-Bolchevik n'a jamais commis d'acte de violence, excepte une tache de mayonnaise laissee sur la veste d'Alexandre Vechniakov (ancien president de la Commission centrale electorale, ndlr) et un oeuf ecrase sur le costume de Mikhail Kassianov (ancien premier ministre, ndlr). Par ailleurs, oui, une nation a bien le droit a la revolte. Comme le precise, au demeurant, la Constitution americaine.

LCDR : En fevrier 2007, vous avez par¬ticipe a une rencontre entre Vladimir Poutine et de jeunes ecrivains. Pourquoi ?

Z.P. : J'etais venu demander a Vladimir Poutine d'amnistier des membres du parti National Bolchevik qui se trou¬vaient en prison. Monsieur le President n'a jamais exauce mes prieres.

LCDR : De quoi avez-vous discute ?

Z.P. : Je lui ai fait savoir qu'a mon hum¬ble avis, la Russie se montrait peu habile dans ses relations avec la Tchetchenie et la Georgie et que le niveau de vie general restait tres bas, ce que je consi¬dere comme honteux. Vladimir Poutine a soigneusement note mes remarques dans son carnet, puis a tout barre, m'ex-pliquant que j'avais tort sur l'ensemble.

LCDR : Pourquoi tenez-vous tellement a faire de la politique, au lieu de vous adon¬ner tranquillement a votre activite lit¬teraire ?

Z.P. : Mais parce que le sort de mon pays ne m'est pas indifferent !

Inna Soldatenko, Le Currier De Russe - 7.7.2008

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